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Le fulgurant
succès d'Arius
par Annick
Martin Professeur émérite à l’université de
Rennes 2
Ni émanation du Père, ni
consubstantiel au Père, mais distinct et
subordonné. C’est ainsi qu’Arius, prêtre
d’Alexandrie définit dans ses prêches, à partir
de 312, la nature du Christ. Pour ce théologien
qui se place dans la tradition d’Origène, le
Fils ne peut qu’être subordonné au Père, seul
principe inengendré. Très vite, la querelle –
attisée par des rivalités de personnes et des
questions de pouvoir – embrase le clergé
alexandrin. L’évêque de la métropole, Alexandre,
finit par trancher et expulse Arius. Trop tard!
C’est l’ensemble des Églises d’Orient qui se
divise sur la question de la nature du
Christ. Il faudra attendre le concile de Nicée
en 325 pour que s’élabore un compromis qui
rallie presque tous les évêques contre
l’arianisme, sans toutefois encore redéfinir de
façon satisfaisante l’unité divine
primordiale.
Alexandre,
prêtre d’Alexandrie, reçoit en 312 la succession
de Pierre, “dernier martyr” de la grande
persécution romaine (300-25 nov. 311), puis
d’Akhillas (312), sur le siège de la principale
métropole d’Orient. Il hérite d’une Église
éprouvée dans son unité par le schisme mélitien,
mais riche d’une tradition théologique forgée
depuis Origène, et en passe de devenir dominante
en Orient. Les chrétiens ne pouvaient en effet
se contenter d’affirmer, à la suite des juifs,
le caractère unique et transcendant de Dieu.
Leur foi dans le Christ, Fils de Dieu, auquel
ils sont “les premiers à rendre un culte”, les
oblige à formuler la relation qu’il entretient
avec Dieu le Père, tant son rôle est capital
dans l’économie du salut: est-il Dieu comme son
Père? Est-il un être divin distinct du Père?
N’est-il qu’une créature de Dieu, fût-elle la
première? Diverses solutions avaient déjà été
envisagées aux IIe et IIIe siècles, oscillant
entre deux écueils, l’unité de la substance
divine dans la ligne du monarchianisme, au
risque de nier la réalité trinitaire; la
subsistance propre et égale du Fils, soupçonnée
de dithéisme. À Alexandrie, la théologie du
Logos, inspirée du platonisme, avait permis à
Origène d’affirmer l’éternelle génération du
Fils en même temps que la fonction de médiateur
du Logos entre Dieu, incorporel et transcendant,
et le monde. La première proposition pouvait
conduire à l’idée qu’il y avait deux étant sans
commencement (archè). La seconde, par le lien
entre le Logos, instrument de la création voulue
par Dieu, et la création, pouvait tendre à faire
du Fils une créature. Denys d’Alexandrie
(248-264), disciple d’Origène, dans son débat
avec les monarchiens de Libye, se trouva pris
entre ces deux étaux, mettant l’accent tantôt
sur la distinction du Père et du Fils, tantôt
sur la prééminence du Père, la génération du
Fils glissant ainsi du sens ontologique au sens
chronologique.
Les églises
d’Alexandrie
Le débat resurgit donc
au lendemain de la grande persécution, quand les
églises retrouvèrent leur vie normale.
Alexandrie en comptait déjà une dizaine
implantées dans la ville au hasard des
donations. C’est en effet dans le cadre des
prêches quotidiens auxquels se livraient les
prêtres, placés par l’évêque à la tête de
chacune d’elles, que la crise va éclater. Parmi
elles, la Baukalis, du nom de ces vases à col
allongé servant à rafraîchir l’eau ou le vin,
avait été confiée à Arius; fréquentée par les
dockers, les meuniers et les voyageurs, elle
devait se trouver dans le quartier du port
occidental plutôt que dans le faubourg oriental
où on la situe d’ordinaire par une mauvaise
assimilation au lieu-dit Ta Boukolou (les
“pâtures” ou le “champ du bouvier”) où se
trouvait le martyrion dit de Saint-Marc.
Originaire de Libye, dit-on, Arius, alors déjà
âgé, avait jadis été ordonné diacre par Pierre,
puis prêtre par Akhillas. D’autres noms –
Kollouthos, Karpones, Sarmatas – sont cités vers
375 par l’hérésiologue Épiphane de Salamine,
notre principal informateur, qui précise que
leur exégèse attirait les fidèles “selon
l’inclination et l’éloge qu’ils suscitaient”, et
que leurs partisans allaient jusqu’à s’appeler
“les uns kollouthiens, les autres ariens”. Ces
prêtres, qui rivalisaient entre eux, tiraient
également leur prestige de ce qu’ils
participaient, avec les évêques d’Égypte, à
l’ordination de l’un des leurs comme évêque
d’Alexandrie. Arius et Alexandre se seraient
ainsi trouvés en compétition pour le siège
épiscopal; le premier, selon ses partisans, se
serait désisté en faveur du second, tandis que
ceux d’Alexandre, conformément à l’arsenal
polémique traditionnel, attribuent à la
jalousie d’Arius le motif de la querelle qui va
suivre. Plus objectivement, on retiendra de ces
récits contradictoires que l’âge et la
réputation déjà acquise d’Arius en faisaient, au
même titre qu’Alexandre, un candidat potentiel à
cette haute charge.
Arius, un
théologien convaincu
À sa réputation
de théologien, Arius ajoutait celle de l’ascète,
qui lui valut d’être suivi par tout un groupe de
vierges, ce que les portraits de l’hérésiarque
laissés par des adversaires qui ne l’ont
pourtant pas connu, confirment à leur manière;
écoutons Épiphane: “C’était un homme de haute
stature, d’aspect mortifié, composant son
extérieur comme un serpent rusé, capable de
s’emparer des c½urs sans malice par la fourberie
de ses dehors. Car le personnage portait
toujours un demi-manteau et une tunique courte
sans manches; il parlait avec douceur, séduisant
les âmes et les flattant”; ou encore les propos
tout aussi amènes de Rufin d’Aquilée: “Homme
pieux davantage par l’allure extérieure que par
la vertu, mais follement avide de gloire, de
louange et de nouveauté.” Son enseignement,
qu’il sut faire passer en cantiques faciles à
mémoriser par ses ouailles qu’il faisait
déambuler en processions dans les rues du
quartier, ne nous est connu directement que par
trois de ses lettres, les seules conservées,
ainsi qu’une quarantaine de vers de son poème
intitulé la Thalie ou le Banquet, cités par
Athanase. Dans sa lettre au papas Alexandre, il
professe avec insistance la transcendance
absolue de Dieu, “un seul Dieu, un seul
inengendré [agennètos], un seul éternel, un seul
sans principe [anarchos]”, principe [archè] de
toute chose. En conséquence, écartant la théorie
origénienne de l’éternelle génération du Fils,
il considère que celui-ci est autre: “engendré”,
“créé par la volonté de Dieu” avant la création,
comme le proclame la Sagesse (Prov. 8,22); “il
n’était pas avant d’avoir été engendré”, “il
n’est pas éternel, ni coéternel, ni
co-inengendré avec le Père” car il ne peut y
avoir deux principes inengendrés. Instrument du
Père dans la création du monde, le Fils tient sa
divinité du Père; ni émanation du Père, ni
consubstantiel au Père, mais distinct et
subordonné. “Le Père ne fut pas toujours père
Ni le Fils toujours fils Car le Fils n’existait
pas avant d’être né Lui-même est né du
non-être.” (Thalie).Reprenant la théologie
alexandrine du Logos, Arius en donne une
interprétation nettement subordinatienne; il en
durcit les traits par une démonstration logique
de l’infériorité du Fils appuyée sur un dossier
scripturaire insistant sur les faiblesses de
Jésus.
Débats
contradictoires
Cet enseignement,
partagé par d’autres prêtres et des diacres qui
les assistaient dans leurs églises, fut dénoncé
à Alexandre par le prêtre Kollouthos, sans doute
plus proche des monarchiens, qui se sépara de
son évêque pour se considérer lui-même comme
évêque et procéder à ses propres ordinations.
Alexandre prit le temps de discuter dans le
cadre du presbyterium (regroupant les clercs de
l’Église d’Alexandrie et de la Maréote voisine,
il comprenait une centaine d’individus) qu’il
présidait, en organisant des débats
contradictoires. Héritier lui aussi de la
tradition origénienne, il défend la coéternité
du Fils et réfute sa génération à partir du
non-être comme n’importe laquelle des créatures,
tout en se défendant d’affirmer, comme Arius le
lui objecte, qu’il y a deux inengendrés
(agennètoi): seul le Père est inengendré parce
que “personne n’est cause de son être” – seul
point sur lequel l’accord est général –, tandis
qu’au Fils il faut “attribuer l’honneur qui
convient en lui réservant la naissance sans
commencement à partir du Père”. Fondant son
raisonnement sur le prologue de Jean, il se
retranche derrière l’absence d’explication de
cette génération dans les Évangiles et renvoie
au mystère, connu seulement du Père, lequel ne
peut exister sans le Fils ni le Fils sans le
Père. Son discours quelque peu embarrassé
s’efforce de préserver l’unicité de l’inengendré
sans nier pour autant la génération éternelle du
Fils, “image achevée et ne différant en rien du
Père” en même temps que “inférieur à lui du seul
fait de l’inengendré”.
Le débat
gagne les Églises d’Orient
Les
deux partis restèrent sur leurs positions. Les
troubles suscités par les prêches et
manifestations diverses menaçant l’unité de son
Église déjà fortement mise à l’épreuve,
l’évêque, usant de son autorité, finit par
trancher: Arius fut rayé du registre des prêtres
avec dix-sept autres clercs dont six de Maréote.
D’abord circonscrit à la seule Église
d’Alexandrie, le débat était en train de gagner
d’autres Églises en Orient par la campagne de
lettres lancée par Arius auprès d’évêques dont
certains connus pour être d’anciens disciples de
Lucien d’Antioche et appelés pour cette raison
sulloukianistes. Ces évêques, marqués par
l’ancien conflit contre l’évêque d’Antioche,
Paul de Samosate, condamné en 268 parce qu’il
confondait le Père et le Fils en une seule
hypostase et personne, comme Sabellius,
défendaient la théologie du Logos. Eusèbe de
Césarée, un héritier d’Origène hostile à la
coéternité du Fils, réunit la majorité des
évêques de Palestine dans un synode qui autorisa
les prêtres condamnés à poursuivre leur
ministère à Alexandrie, contrairement au droit
ecclésiastique. Alexandre réagit en
anathématisant six évêques de Palestine, dont
Eusèbe et Paulin de Tyr. En outre, il mettait en
garde tous ses confrères contre les démarches
“d’Arius et de ses alliés” par une encyclique à
laquelle était jointe un tomos déjà en
circulation qu’il leur demandait de signer. La
doctrine d’Arius, jugée blasphématoire contre le
Christ, y est rattachée, non pas à celle
d’Origène, reprise et amendée par les évêques
d’Alexandrie, mais au courant monarchien
judaïsant d’Ébion et d’Artémas puis de Paul de
Samosate qui rejetait la préexistence du Fils
avant son incarnation et niait sa divinité
propre. Expulsé de la ville par les autorités
civiles, Arius fut accueilli à Césarée, comme
jadis Origène. Il écrit à Eusèbe de Nicomédie,
un ancien sulloukianiste, pour l’informer de la
persécution qu’il subit pour sa foi; il la lui
expose comme une évidence face à celle
d’Alexandre qu’il juge hérétique: “Et nous,
qu’enseignons-nous? Que le Fils n’est ni
inengendré, ni une partie de l’inengendré, ni
tiré d’un substrat; mais qu’il a commencé à
subsister par volonté et décision du Père avant
les temps et avant les siècles, Dieu plénier,
monogène, immuable; et avant qu’il fût engendré
ou créé, défini ou fondé, il n’était pas, car il
n’est pas inengendré. Nous sommes persécutés
pour avoir dit que le Fils a un commencement
mais que Dieu est sans commencement.” Ainsi
alerté, Eusèbe de Nicomédie, fervent défenseur
de l’unique inengendré, tente de faire pression
sur Alexandre, origénien lui aussi, pour “le
faire changer d’avis”. Si tous deux
reconnaissent que la génération du Fils est
“inexprimable”, “incompréhensible”, le second
choisit de tenir ferme sur l’éternelle
génération du Fils à partir du Père. Les espoirs
d’Eusèbe furent vains. Le synode des évêques de
Bithynie, qu’il réunit après la victoire de
Constantin sur Licinius en septembre 324, marque
la rupture avec Alexandrie. La réponse
d’Alexandre ne se fit pas attendre: un synode de
près de cent évêques égyptiens excommunia Arius
et ses partisans rejoints par deux évêques de
Libye, Secundus de Ptolémaïs et Théonas de
Marmarique, sensibles au danger monarchien.
L’encyclique Hénos sômatos, peut-être rédigée
par le jeune diacre et secrétaire d’Alexandre,
Athanase, informa les évêques d’Orient de la
décision, non sans stigmatiser l’entreprise
d’Eusèbe. Arius, qui se considérait toujours
membre de l’Église d’Alexandrie, avait envoyé sa
profession de foi à son évêque qui la
rejeta.
L’échec
de la conciliation
Au moment où
l’empereur Constantin faisait l’unité de
l’Empire, la controverse religieuse entre
chrétiens embrasait tout l’Orient. Ossius de
Cordoue, conseiller ecclésiastique envoyé par
l’empereur à Alexandrie pour résoudre le
conflit, en repartit sur un constat d’échec.
Seul Kollouthos avait accepté de rentrer dans le
rang. Sur la route de retour vers Nicomédie,
résidence impériale, Ossius s’arrête à Antioche
où il préside, au début de l’année 325, un
synode qui élit Eustathe et prend position en
faveur d’Alexandre, excommuniant les partisans
d’Arius dont Eusèbe de Césarée. L’empereur
décide alors de convoquer un concile général,
d’abord à Ancyre dont l’évêque, Marcel, est un
monarchien convaincu et adversaire d’Eusèbe,
puis, finalement, à Nicée, près de
Nicomédie. Quelque deux cent soixante-dix
évêques, après d’âpres discussions qui durèrent
deux mois, du 25 mai au 25 juillet 325, y
rejetèrent les expressions “à partir du
non-être”, “création”, “production”, et
adoptèrent le terme homoousios, signifiant que
le Fils est “de la même substance” que le Père.
Ils espéraient, par cette précision, mettre fin
à l’ambiguïté de la formule “Dieu de Dieu” pour
exprimer la divinité du Fils. Le terme n’était
pourtant pas scripturaire et, de plus, avait
jadis été rejeté par le synode de 268 contre
Paul de Samosate qui l’utilisait pour définir la
Trinité. Origène l’avait aussi employé pour
signifier non pas l’identité mais la communauté
de substance entre le Père et le Fils. Deux
évêques seulement, les Libyens Secundus de
Ptolémaïs et Théonas de Marmarique, maintinrent
leur refus du “consubstantiel” et durent
prendre, comme Arius, le chemin de l’exil. Le
credo nicéen, résultat d’un compromis destiné à
écarter le danger du radicalisme arien faisant
du Fils une créature, laissa une insatisfaction
latente. La controverse n’allait pas tarder à
rebondir. Arius avait choisi de résoudre le
conflit entre l’éternel et le contingent en
niant toute continuité naturelle entre le Père
et le Fils. Alexandre ne réussit pas davantage à
sortir du dilemme. Il faudra encore plus d’un
demi siècle de réflexion pour parvenir à une
redéfinition de l’unité divine primordiale
impliquant des relations internes. Ce sera
l’½uvre des Cappadociens.
Article paru dans N° 147 "Querelles
sur la divinité de Jésus
IVe-Ve siècle"
novembre-décembre 2002
Lire aussi
: notre dossier "La
religion de Byzance"
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